Digital natives

Marie-Christine Bernard
Article paru dans le numéro de Réforme du 17 janvier 2013- Digital natives  –

« J’suis pas d’accord ! » L’étudiant qui s’exprime ainsi prend le relai de sa voisine laquelle, quelques minutes plus tôt, avait fait remarquer que le site internet qu’elle consultait sous mes yeux disait autre chose que mon propos d’enseignante patentée. Il est vrai que devant moi, la poignée de jeunes en partie dissimulés derrière leurs écrans, représente la génération des digital natives : ils sont tombés dès avant leur naissance dans le tout-numérique et font corps avec.
Ainsi, pendant le cours, ils surfent sur internet et « vérifient » en direct ce que le prof expose. Les guillemets s’imposent ici, car le souci de vérité est fort ténu par rapport à celui d’affirmer son indépendance d’esprit, affranchi de l’autorité de quelque « maître », en affichant une assurance tirée de sa seule agilité numérique.
Comme par glissement, s’installe ainsi la certitude d’avoir raison sur le fond : puisque, sur tout sujet et n’importe quand, on maîtrise techniquement l’accès à une opinion qui rejoint la sienne propre, celle-ci apparaît d’emblée vraisemblable. Et si elle peut être vraie, c’est qu’elle n’est pas complètement fausse, et participe donc aussi de la vérité. Par conséquent, elle se trouve plus proche du vrai que du faux.  Cette logique informelle est très rarement consciente bien sûr : mais l’évidence de la tonalité prise pour objecter ne laisse aucun doute sur l’enchainement opéré.
Quelque chose s’est détraqué dans le royaume de Descartes…Lui qui préconisait le doute systématique comme chemin, et la méthode rigoureuse de déconstruction analytique  pour espérer atteindre quelque vérité solidement établie… doit se retourner dans sa tombe. D’autant que nous devons à une telle logique ordonnée au souci de la vérité – celle de l’établissement pragmatique des connaissances, du savoir – une des principales  lignes de fond du progrès scientifique et du développement technique dont nous vivons aujourd’hui.
Mon cours ne justifie pas d’interdire l’usage de l’ordinateur aux étudiants.  D’autant que si  je le faisais, les mêmes sites au sérieux inégal seraient consultés dès leur retour dans leurs chambrettes, et cette fois sans possibilité de recul critique. Autant leur donner des repères de méthode au fil de leurs réactions. Je les encourage donc  à plutôt suivre le fil de mon cours, qui a sa cohérence propre, que de partir sur internet pour un picorage dont du reste, ils se lassent assez vite.  Car je réponds systématiquement à leurs objections de surface, les obligeant par là même à prendre la mesure de la complexité des questions traitées.
Plus compliqué est de savoir comme réagir devant la conviction, sincère et naïve, que chaque opinion, la sienne propre en particulier, vaut pour elle-même, est indéboulonnable au prétexte que c’est « comme ça que je le sens », pour reprendre une expression souvent entendue. Cette fois, c’est Pilate en personne qui doit rire de cet écho massif, tardif et inespéré dans son ampleur, du silence suspendu à sa question « qui tue » : « qu’est-ce que la vérité ? ».
Associer vérité et recherche patiente, partagée, marquée d’étapes provisoires et du sceau de la modestie en matière d’assertions…suscite à la fois incompréhension et insécurité.
Pour ces digital natives, la vérité, c’est tout bonnement et sans détour « ce qui permet à chacun de se sentir bien avec ce qu’il croit être vrai » : et « si les autres ne partagent pas mon point de vue, c’est, au pire qu’ils sont bêtes, au mieux qu’ils ne sont pas de mon monde et c’est leur droit ; mais ils ont tort ». Sont-ils en cela si originaux ?
A l’image du chemin capable de ne pas se dérober sous les pas d’une route à faire, ces nouvelles générations semblent préférer celle de la vague, renouvelée à l’infini, capable de porter la glisse dans un mouvement sans fin d’équilibre dynamique. Du surf et du fun en somme…
Saurons-nous leur apprendre à braver les dangers de l’océan, à savoir accoster quand il le faut, à construire leur vie sur du roc ?
« Celui qui écoute la Parole et la met en pratique » (Mt 7) tient sur du solide et c’est bonheur.  Cette vérité-là concerne aussi les digital natives. En sommes-nous les témoins ?

Marie-Christine Bernard
www.mariechristinebernard.org