Grands-parents

Marie-Christine Bernard[1]
Article paru dans le numéro de Réforme du 11 avril 2013

Ils ont l’air de deux « ravis de la crèche ». Les yeux pétillants, le visage lumineux, où  un sourire étonné laisse entrevoir  l’incrédulité qui les désarme, ils se tiennent tout près de la merveille. La merveille s’appelle Gaspard, un bébé de quelques heures. En me tendant les photos, ils sont juste sans voix. Les voilà grands-parents pour la première fois ! Des jeunes grands-parents comme ils le sont aujourd’hui, encore au cœur de la vie active, en pleine forme, aux  projets et engagements multiples.
L’heure est donc à l’accueil de ce nouveau petit bout dont les pieds n’ont pas encore touché terre. Le cheminement biologique est certes  long et le processus physiologique complexe. N’empêche : un bébé qui déboule tombe quand même du ciel. L’évangéliste Luc a vu juste, même si ce serait pour d’autres raisons. L’enfant est né.
Parents, grands-parents, oncles, tantes, neveux, nièces et toute la double-tribu familiale prennent acte qu’il s’agit donc de Gaspard, qu’il est accueilli, nommé, et donc appelé en tant que tel, et que ce couple-là, qui est des leurs, le reconnait comme fils et s’engage par conséquent à l’élever. Le fils est donné.
Sur une photo, on le voit dormir à poings fermés, au sens propre. Il pourrait tenir tout entier dans le bonnet blanc qui recouvre son crâne, en plein travail de raccordage neuronal.
« Tu verrais comme il se love dans notre cou… » me dit la grand-mère en mimant le geste de tendresse. « Enfin, tu as déjà vécu ça, avec tes enfants, quand ils sont nés.. ! » « Mais le dernier, ça fait plus de 20 ans ! » Et après un nouveau et pensif silence : «  Et puis, là, c’est vraiment autre chose, c’est tellement différent… »  Différent ?
Entre les silences, les hésitations, les mots malhabiles, j’entends que la différence est un faisceau de rayons lumineux qui éclaire d’un coup des champs essentiels de notre humaine condition.
Bien sûr, ce qui vient d’abord à l’esprit, c’est que c’est enfant n’est pas le sien, mais celui de ses propres enfants.
Le temps d’élever ceux-là, de les éduquer, de les encourager à sortir du nid, a, non sans douleur, permis de prendre la mesure de l’intuition si juste du poète : « Vos enfants ne sont pas vos enfants, mais les fils et les filles de la Vie. » Les petits-enfants font les grands-parents au moment où ceux-ci, parce qu’ils ont vu leurs enfants prendre leur envol,  savent à quel point c’est vrai. Tenir le petit-fils dans les bras, contre sa joue, c’est goûter de manière nouvelle, comme déblayée, l’accueil de ce qui nous dépasse : la création d’un autre parmi nous, (ap)porté par la Vie.
Ensuite, la relation avec ses grands enfants devenus subitement parents opère un basculement. On les savait être des personnes, adultes comme nous. Mais cette fois, ils sont entrés eux-mêmes dans l’aventure parentale : les modalités en seront bien entendu différentes, chaque génération apportant sa propre marque,  mais, quant à la fonction, ils sont parents comme leurs parents le sont. Cette nouvelle parité entre adultes déplace l’horizon des relations familiales. Un espace inconnu s’ouvre, qui reste à explorer par les uns comme par les autres.
Et puis le premier-né de sa génération fait brutalement reculer d’un cran les générations qui le précèdent. C’est ainsi. Les jeunes parents, tout occupés à investir dans la joie, le sérieux et parfois la fatigue de leur nouvelle responsabilité, sont moins disponibles à entendre résonner en eux cette petite corde-là, qui susurre qu’une étape radicale vient d’être franchie dans le processus inéluctable d’un vieillissement (culturel !) assuré. Un bébé réclame qu’on s’occupe de lui, qu’on ne s’occupe que de lui, tant sa vitalité vulnérable et puissante occupe, elle, le temps, l’espace et l’émerveillement. Mais les grands-parents, eux, entendent d’emblée le message. Leurs propres parents, vieillards aujourd’hui, ne leur renvoient-ils pas le signe de ce qui les attend ? Ils se savent par le rang d’âge plus proches d’eux que de ce petit enfant encore vagissant qui semble pousser toute la lignée vers la sortie…
Mais ça ne les rend pas tristes. Au contraire, ils réalisent à quel point ils sont tenus depuis toujours par la vie, offerte en pure gratuité. Ils éprouvent la joie de savoir que ça les dépasse et que c’est bien ainsi.
L’arrivée de Gaspard…quelle bonne nouvelle !

[1] Auteure de : Etre parent, une aventure humaine et spirituelle, paru aux Presses de la Renaissance, 2011