Laïcité, Eglise, Société…

Marie-Christine BERNARD

 

Laïcité, Eglise, Société…

 

Interview parue dans l’Hebdo Golias du 11 février 2021

 

Golias : Bonjour Marie Christine Bernard, votre dernier livre offre une résonnance étonnante avec la période actuelle. Comment analysez-vous cette séquence où le conseil d’état a arbitré la reprise des cultes et le montant de la jauge ? Les protestations épiscopales n’ont pas manquées, avec une véhémence que l’on ne retrouve guère sur d’autres sujets. Comme si le christianisme sans la messe dominicale était impossible à vivre….cela vous inspire quoi ?

 

De la perplexité…

D’une part, une jauge (tout aussi arbitraire qu’en d’autres domaines…) mesurée en valeur absolue et non relative aux espaces réels, et c’est incompréhensible. Une chapelle et une cathédrale, ce n’est tout de même pas pareil ! (Cela dit, dans certaines paroisses, ironie du sort, on serait content s’il y avait 30 personnes à la messe du dimanche, ce serait l’affluence ! Mais ce n’est pas le sujet …)

D’autre part, quelques évêques qui protestent, encouragés par la part la plus virulente des observants, mais pour ne défendre que le droit à l’assemblée dominicale catholique. Comme si la vie de l’esprit s’y résumait, comme si la vie spirituelle ne pouvait exister en-dehors, comme si c’était LA priorité du moment. Et comme si la vie eucharistique d’un disciple du Christ était cantonnée à la messe du dimanche.

 

Or, l’esprit humain est honoré par l’ensemble de la culture : les théâtres, les cinémas, les salons du livre, les spectacles vivants – musique, danse, cirque, etc –  les conférences aussi et les débats de toute sorte, participent à la vie de l’esprit, humanisent. Il eût été bienvenu qu’en défendant le rassemblement du dimanche, ils exigent aussi la reprise de toute la vie culturelle, moyennent évidemment le respect raisonnable des gestes barrières que l’on connaît.

Par ailleurs, la vie spirituelle, a fortiori chrétienne, se nourrit à d’autres sources qu’à celle de la messe du dimanche. La majorité des catholiques n’y vont plus, ou de façon très occasionnelle. Cela fait des décennies maintenant qu’on évoque ce schisme silencieux, qui déserte les nefs sans faire la une des journaux. Ces chrétiens prient, se rassemblent parfois, ailleurs, dans leurs maisons, autour de la table, autour de la Parole, fréquentent les monastères, se ressourcent à travers des retraites, des pèlerinages, rejoignent des réseaux laïcs dans le sillage des grands ordres religieux, bref, vivent, pratiquent leur foi, autrement, hors des sentiers cléricaux.

Pourquoi, dans leur majorité, les évêques, qui sont les pasteurs de tous, s’y intéressent si peu, voire pas du tout ? Ne les écoutent pas ? N’intègrent pas leur expérience chrétienne au cœur de la vie de l’église ? Négligent leurs sensibilités ? Les laissent en marge de la vie de l’institution ? Il s’agirait, non pas de leur couper les ailes pour les faire entrer dans les cases existantes, mais d’« étendre l’espace de la tente » pour les accueillir tels qu’ils sont et cheminent, avec tout ce qu’ils apportent à l’Eglise en étant comme ils sont. On a le sentiment qu’en dehors du chœur, rien n’a de valeur aux yeux de nos pasteurs. Voilà ce qui m’étonne et m’attriste.

 

 

Golias : Votre ouvrage évoque souvent les « disciples du Christ » qui s’éloignent des églises et cherchent d’autres lieux de croissance. Que pensez vous alors de la tribune de Yann Raison du Cleuziou qu’il accorde au quotidien La Croix intitulée : « Le mépris affiché pour les ultimes pratiquants est suicidaire » ?

 

Je ne me souviens pas exactement du corps de l’article, sinon que le titre le résumait bien. En effet, le mépris ne mène nulle part. Les « ultimes pratiquants » sont des personnes respectables, et à la foi souvent sincère, généreuse, et exigeante. Ils sont très souvent des « recommençants » sur le chemin de la foi. Ils ont soif de recevoir des enseignements, de participer à des rites qui font sens, de s’inscrire dans une communauté croyante.  J’entends de leur part à quel point la messe du dimanche est leur seule ressource spirituelle, le seul lieu où ils se sentent reliés à d’autres, et enracinés dans une tradition qui donne corps à leur foi. Je ne partage pas toujours leur sensibilité, mais je les comprends.

Pour d’autres, souvent dans le monde rural, la messe du dimanche reste un moment de socialisation important où l’on se retrouve, prie ensemble, parle de la vie locale, réfléchit à des initiatives au service du bien commun au nom de son appartenance à la grande communauté chrétienne. Même si la messe n’est célébrée qu’une fois par mois dans le village, le fait qu’elle continue d’exister fait du bien à beaucoup, et pas seulement à ceux qui y participent.

Ce que je regrette, c’est que, trop souvent, l’enseignement qui passe à travers la messe dominicale (via prières, homélies, commentaires, sens donné au rituel, chants, visuel aussi quand le chœur est squatté par du masculin en aube…) n’est pas à la mesure de cette soif, de cette attente spirituelle, ni même d’une véritable intégration de la vie ecclésiale à la vie sociale. On y recycle encore trop souvent de vielles lunes avec lesquelles on abuse les ignorants, les débutants, et on berce les autres de nostalgies… Il arrive qu’ici ou là, le prêtre, fier de sa visibilité (soutane, clergy-style) se risque à bavarder avec quelque commerçant, voire passe au café du coin, quand il y en a un, pour rencontrer les gens. Mais que perçoivent ses interlocuteurs sinon le vestige d’un temps passé, parfois estimé bon, mais passé, et la bonhommie d’un curé dont les propos au mieux amusent, au pire, indiffèrent ?

Quand il n’y aura plus qu’une poignée de catholiques à fréquenter la messe du dimanche sera-ce sa fin ? De ce type d’institution, oui, certainement, à moins d’une véritable révolution à l’interne. Sinon, elle perdurera encore pendant longtemps à travers des courants très minoritaires mais déterminés, de type identitaire, qui lui resteront attachés vaille que vaille, et parce qu’elle tient et se maintient par les clercs qui en possèdent les clefs (aux sens propres et figuré). Mais en parallèle, l’Eglise est en train de se réinventer. Ailleurs, autrement, sans prêtre….

 

Golias : Tradis, observants, conservateurs …On ne sait pas comment les nommer et surtout on ne sait pas comment discuter avec eux. Si on lance un sujet, on entend alors « La Tradition a dit, le Catéchisme a dit …. » Généralement ils connaissent mal l’une comme l’autre. Impossible de leur arracher une parole personnelle alors que Jésus dans l’Evangile de Marc interroge : « Et pour vous qui suis-je ? ». Comprenez vous alors ces catholiques, d’une toute autre sensibilité, qui disent : « Nous n’avons pas la même foi qu’eux, leurs opinions idéologiques nous révulsent. Nous ne faisons pas partie de la même Eglise car aucune communion, aucun partage avec eux n’est possible » ?

 

C’est l’Esprit du Christ qui fait l’unité. Nous, on essaie de relayer son souffle sur le terrain en essayant d’être vrais dans notre manière de vivre notre foi et d’en parler. Mais tout indique que l’Esprit n’a pas peur de la diversité, au contraire (voir l’épisode de la tour de Babel). L’enjeu consiste à nous relier les uns aux autres dans et par cette diversité de telle sorte que chacun et chacune se sentent respectés en tant que personne. On peut ne pas être d’accord, et rester au moins un temps, parfois long, sur ce désaccord, sans dénier à l’autre sa dignité, sa liberté, sa capax dei.

L’unité dans l’Esprit n’est pas l’accord de tous en tout tout le temps : l‘uniformité est inhumaine. Ce n’est pas un hasard si les dictatures chérissent l’uniformité ! L’unité de l’Eglise du Christ s’opère à travers trois attitudes à cultiver :

  • la reconnaissance mutuelle que l’Esprit peut s’exprimer à travers chacun, chacune (même si parfois, on se demande comment…)
  • le consentement confiant à ce que chacun progresse  à  sa mesure et à son rythme,
  • la conviction heureuse que personne n’a le monopole de la vérité.

 

Cela constitue un socle pour l’édification de l’Eglise, de sorte que la porte reste définitivement ouverte, même quand la rencontre avec tel ou tel autre n’est pas (encore)  possible.

Par ailleurs, un problème majeur se pose actuellement concernant ce qu’on pourrait appeler le « référentiel ». D’où je parle quand je défends une idée, une opinion, un principe ? En rigueur de terme, être vrai, c’est s’exprimer en accord avec sa conscience morale[1]. Celle-ci doit être éclairée, et elle l’est de multiples manières, l’enseignement du magistère pouvant y participer, mais au final, c’est bien à chaque sujet de conscience de prendre position en son nom propre, y compris pour relayer un dogme, ou au contraire le contester.

Or, un certain nombre de nos contemporains, pas seulement parmi les catholiques, et pas seulement en matière de croyances, semblent renoncer à exercer leur conscience morale au-delà d’une adhésion (pour ne pas dire d’une « adhérence ») à un corpus idéologique à teneur plus ou moins dogmatique. Un peu comme si – par lassitude ? par paresse ? par désert intérieur ?- ils externalisaient leur capacité de choix, de liberté. C’est le symptôme chez certains cathos du papadit , encore qu’il soit moins commode à invoquer aujourd’hui, le pape François ne cessant de renvoyer les personnes à leur discernement, c’est-à-dire à l’exercice de leur conscience. Mais au final, en effet, la tentation est grande d’user et d’abuser de citations – pour les uns, du dogme, des traditions ; pour les autres de la bible, ou des écrits d’une illustre personne – de sorte que le chemin qui va de la réflexion, le « rentrer-en-soi-même », vers une expression posée et ouverte de son point de vue, dans une ouverture à l’autre, est court-circuité. Apparaissent alors des postures, figées, qui se cristallisent en idéologies et s’entrechoquent en pure stérilité.

On a entendu par exemple certains commentateurs opposer les chrétiens qui demandaient le maintien de la messe du dimanche, à ceux qui s’engagent au service du bien commun. Mais une telle lecture n’a ni fondement ni sens ! Non seulement ils peuvent être les mêmes, mais encore, si certains honorent Dieu plus par la prière dominicale quand d’autres le font plus par le service, qui est légitime pour les juger ? Que chacun, chacune soit fidèle à ce que l’Esprit lui inspire, et fasse confiance : ainsi va l’Eglise.

Ne serait-ce pas aux évêques de rappeler cela et d’en encourager la mise en pratique ?

 

Golias : Votre chapitre 3 sur le « fléau du cléricalisme » est particulièrement bien senti … « sacralisation des personnes ordonnées, culture infantlisante, état d’esprit prétentieux » (p 99). On veut fabriquer des anges, et soudain on découvre des bêtes. Maintenant comment on réforme ? Qui peut le faire ? Qui veut le faire ? Faut-il laisser Narcisse se noyer et attendre la paupérisation d’une église qui, dans peu de temps, n’aura plus les moyens d’entretenir son clergé. Les choses changeront-elles quand Narcisse ira à Pôle Emploi ?

 

Pourquoi attendre ? Chrétiens, disciples du Christ, nous le sommes aujourd’hui. Les choses changent déjà. Pendant qu’une forme institutionnelle d’église se défait, d’autres manière de faire église apparaissent. Moins visibles, moins affirmées, mais prometteuses. Pour beaucoup de disciples du Christ, s’échapper de l’institution catholique romaine, ne signifie pas sortir de l’Eglise, mais assumer d’être, avec d’autres, dans l’Eglise sous d’autres formes. L’Eglise, c’est la communauté des disciples du Christ, ne l’oublions jamais !

Ne perdons plus notre temps et notre énergie à vouloir élimer une porte de bronze avec nos ongles !

Quand je pense qu’on considère comme une avancée pleine d’avenir le fait que les ministères de lecteur et d’acolyte soient enfin, canoniquement, ouverts aux femmes ! Ah ! Quelle avancée fulgurante ! Combien de temps pour en arriver là ? Et que resterait-il de la vie paroissiale si depuis plus de 40 ans, les lectures du dimanche et la distribution de la communion n’avaient pas de facto été assurées par des femmes ? Mais on va sans doute se reposer encore un demi-siècle avant de se risquer en haut lieu à faire un petit pas de plus dans la reconnaissance pleine et entière de l’égale dignité des femmes et des hommes !

Pendant ce temps, la vie sociale, la culture profane, poursuivent leurs transformations.

La culture intra-ecclésiale des sacristies quant à elle risque de se replier sur elle-même, oubliant que l’Evangile est ferment pour le monde. Il existe même une certaine complaisance à considérer sa perte de crédibilité, d’audience, de pertinence propres, sans voir que les raisons ne viennent pas d’un esprit du monde par essence rebelle à l’Evangile, mais d’une consternante médiocrité intellectuelle et spirituelle ad intra.

 

Golias : La laïcité montre t’elle la voie à l’Eglise notamment dans la valorisation du rôle des femmes dans la société ? La candidature d’Anne Soupa au siège de Lyon suivie par la formation du collectif « Toutes Apôtres » vous semblent-elles une « bonne nouvelle » ?

 

J’ai aimé la démarche d’Anne et j’ai salué son courage, son audace. Elle a permis que l’incohérence et l’hypocrisie du système clérical sautent aux yeux. L’institution catholique romaine reste en régime TSF (Tous Sauf une Femme) : on préfère un homme médiocre et inexpérimenté, à une femme brillante et compétente ! En même temps, je n’ai pas soutenu sa candidature, parce que je lui veux du bien. Que serait-elle allé faire dans cette galère cléricale ? Mettre des femmes à la place des hommes sans bouger la structure, qu’est-ce que ça aurait changé ? Elle risquait d’y être broyée, en pure perte. C’est la structure toute entière qui est à déposer.

 

Golias : Vous évoquez (p 134) la vie religieuse comme « une réponse laïque, indocile à la prétention cléricale de vouloir régenter la foi, les mœurs et les dogmes ». On peut vous répondre que c’était probablement vrai au temps des premières communautés cénobites, mais que les monastères d’aujourd’hui sont devenus des lieux où l’abus de pouvoir clérical ne manque pas non plus à l’appel des Laudes.

 

Oui, vous avez raison. Il y a une récupération cléricale de la vie religieuse depuis le 19ème siècle au moins, et seuls les Ordres plus anciens (et quelques exceptions) parviennent à garder leur indépendance de sensibilité. La plupart de ceux nés après le Concile sont des nids d’esprit clérical étroit et de piètre intelligence spirituelle.

 

Golias : Pour conclure vous êtes une théologienne, non confinée dans une chaire et qui a choisi un lieu assez étonannt pour « enseigner » : le théâtre. Vous avez monté  un one woman show intitulé : « Et si Dieu était laïc ?! [2]»,  et vous l’avez joué  sur scène à plusieurs reprises Evidemment 2020 n’a guère été propice à la diffusion de ce spectacle, mais pourquoi ce choix singulier ? Quel type de public vient vous voir ? Quels échanges avez-vous avec eux ?

 

Mon but, c’est de « délivrer » la bonne nouvelle qu’est le Christ, et c’est ma vie et c’est ma joie. Tous les moyens sont bons ! Et comme je tiens à mon indépendance, je ne vis que de mon art si j’ose dire.  J’ai écrit plusieurs livres, qui se diffusent bien, des articles, je fais des conférences, réponds à des interviews, etc,.

Ces dernières années, il m’est apparu qu’avec un spectacle vivant, je toucherais un public différent. Et c’est le cas. Je n’ai jamais fait de théâtre, et ne suis pas comédienne, mais je me suis lancée, poussée de l’intérieur. Forte aussi de ma longue expérience de conférencière.

J’ai joué « Et si Dieu était laïc ?! » de nombreuses fois et ça se passe – ça passe ! – vraiment bien. Des personnes très diverses viennent : des chrétiens, de toutes sensibilités, des agnostiques, des athées, des musulmans, et alii. A la fin de mon spectacle qui dure une bonne heure, je reviens sur scène à la rencontre du public, sous forme d’un échange à partir de leurs questions. C’est toujours un temps fort…, qui dure souvent plus d’une heure.

Il y a une vraie aspiration à parler de foi, de vie spirituelle, désembourbée des religions et des idéologies, sans langue de bois, sans langue de buis, librement, en vérité, et surtout en humanité. La foi en ce Dieu révélé, incarné, par Jésus, le Christ, est un chemin d’humanisation, une croissance en liberté, un bonheur. C’est plus et au-delà des religions. Quand croissance humaine et chemin de foi s’épousent, ça parle à tous de bonne nouvelle.

 

Depuis un an, je participe à un autre spectacle, réalisé et mis en scène par Didier Ruiz[3] (agnostique) : « Que faut-il dire aux Hommes ? ».  Sur scène : un chamane, un bouddhiste, un juif, trois chrétiens – un dominicain, une pasteure protestante et moi-même – et un musulman. Aucun de nous n’est comédien. On ne joue pas un rôle, on raconte notre foi en « je », on parle de notre chemin humain et spirituel : soifs, doutes, convictions, tâtonnement, espérances… liberté et dignité surtout, la fraternité et la tolérance en toile de fond. C’est une belle aventure ! Créé le 15 octobre dernier, une tournée est prévue. La crise sanitaire la contrarie, bien entendu, mais on y croit ! (c’est bien le moins….)

 

Marie-Christine Bernard – Janvier 2021 – www.mariechristinebernard.org

[1] Qu’il me soit permis de renvoyer à mon ouvrage :  La liberté en acte, ou comment éclairer sa conscience ( DDB 2012)

[2] « Et si Dieu était laïc ?! » Marie-Christine Bernard (co-écrit  et mis en scène avec Odile Menant,) Texte publié par les éditions CREER (2017)

[3] Avec l’équipe de La Compagnie des Hommes